FREETSYLE DU SALE

trois ans Papa est parti. Oh, t'en as pas conscience, toi. T'as trois ans, hein, faut pas oublier. Mais papa est parti, et maman elle dit qu'il est avec sa "salope de secrétaire". Quand maman s'énerve, c'est Victoria qui vient te voir, qui t'amène dans ta chambre et qui te lit une histoire pour que tu t'endormes. Tu l'aimes pas trop, Victoria, elle te regarde toujours mal, comme si ta naissance était une abomination, et pourtant elle agit gentiment à ton égard. Incompréhensible. cinq ans Papa est revenu. Tu comprends toujours pas trop ce qu'il se passe, t'as que cinq ans hein, mais papa t'as offert une bicyclette alors c'est pas grave. C'était pas ton anniversaire, alors ça te fait d'autant plus plaisir d'avoir un cadeau, on va pas se mentir. Victoria, elle, elle a eu droit à un carnet pour dessiner, et d'ailleurs elle a dit que c'était pas juste, qu'elle comprenait pas pourquoi t'avais une bicyclette et elle "un vieux cahier minable". Du coup elle est punie de dessert, et toi, t'es contente. Tu l'aimes pas, Victoria, de toute façon. Depuis qu'elle a eu 12 ans elle se maquille, et tu trouves ça moche. onze ans Tu détestes Victoria, c'est officiel. Cette pimbêche s'est employée à te gâcher la vie, quoiqu'il se passe, tu en es certaine. Comme par hasard, à ton arrivée au collège, tous tes professeurs te détestent déjà, sans même te connaître. À peine une semaine que tu es en cours, et tu t'es déjà pris une heure de colle, soit disant qu'on t'aurait trouvé en train de coller un chewing-gum sous une table. Quand bien même ça serait vrai, tu ne mérites pas une heure de colle pour ça. quatorze ans Mauvaise élève que tu peux être, te voilà en train d'escalader la grill du collège afin de rejoindre tes amis qui sont déjà en train de courir en direction d'un parking alentours. L'heure de trigonométrie, bien sûr que tu vas pas en classe ! Manquerait plus que ça. Maman pense que c'est de la faute de papa si t'es aussi rebelle, Victoria trouve juste que t'es une sale petite peste, et papa... Ça fait une semaine qu'il est pas rentré à la maison, il a beaucoup de travail paraît-il. T'as compris, avec le temps, que "beaucoup de travail", ça signifie qu'il est en train de se taper une poufiasse New Yorkaise, probablement de l'âge de Victoria. Mouais. T'es largement mieux à aller fumer un p'tit joint avec tes copains, qui pourra y faire quoique ce soit de toute façon ? seize ans Ta tante, Josephine, est décédée il y a deux semaines. Arrêt cardiaque. Seule personne de ta famille que tu tolérais, t'avoue avoir du mal à t'en remettre; normal, ceci dit, ça fait que deux semaines, pas vrai ? Résultat, Kaz a proposé que vous alliez brûler la voiture de ton oncle, ce connard. C'est forcément de sa faute si ta tante est décédée, de toute façon. Ton briquet en main, tu fixes Kaz qui finit de préparer la bouteille qui servira à enflammer la Cadillac. Tu peux pas t'empêcher d'le regarder. Une fois qu'il a fini, ta main glisse dans sa nuque et vos lèvres se trouvent, d'la plus naturelle des manières. C'est certainement pas ton premier baiser, ni le sien ; pourtant, c'est votre premier baiser à tous les deux. Et ça t'fait quelque chose. Pas de l'amour, bien évidemment ; il est ton meilleur ami, et ça n'est rien de plus qu'un baiser d'attachement le plus pur qu'il soit. Ensemble, vous allumez la mèche qui se noie dans le whisky, avant de jeter la bouteille droit sur la Cadillac. Vous êtes déjà dans une autre artère de la ville lorsque celle-ci explose. Plus tard, dans la nuit, Kaz s'endormira avec une cigarette allumée, et finira par mourir dans les flammes. Sacré baiser. dix-neuf ans Tu fixes l'heure indéfiniment, attendant le moment parfait pour partir. T'as de la chance, honnêtement, d'avoir trouvé ce job temporaire. Il est pas terrible, mais bon, on fait avec ce qu'on a, pas vrai ? Ce soir, tu dois dîner avec tes parents, ainsi que Victoria, et cette perspective ne t'enchante absolument pas. Il paraît que ton géniteur (parce que, oui, on est passé de "papa" et "maman" à "les personnes t'ayant procréé", c'est dire à quel point vos liens sont peu présents) essaierait de faire des efforts, et tu n'peux qu'en être amusée sachant que tu l'a croisé hier à l'accueil de l'hôtel dans lequel tu travailles pour le moment, accompagné d'une blonde qui ressemblait à tout sauf à ta mère. vingt-trois ans Et la voilà, ta vie, maintenant. Charlottesville, l'envie de mourir constante, et Marie-Jeanne dans l'sang. Tu fixes photoshop avec un air dépité, la mocheté qu'tu viens d'créer t'pètes à la gueule et t'as juste envie d'supprimer pour faire l'idée que toi t'avais. Mais non, l'client est roi donc t'es obligé d'suivre leurs directives à la con. Demain tu dois rejoindre la Namibie pour partir à cette stupide croisière, honnêtement y'a vraiment rien qui t'donne envie d'vivre, là.